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Une expérience suisse de soutien à l’emploi pour personnes souffrant des troubles psychiques
Créé en 2009 au sein du Département de psychiatrie du CHUV4, RESSORT (RESeau de Soutien et d’ORientation vers le Travail) répond aux besoins de nombreuses personnes souffrant de troubles psychiques et qui souhaitent (re)gagner le premier marché de l’emploi. Ses interventions se basent sur le modèle IPS (Individual Placement and Support) de soutien à l’emploi, situé à l’interface entre les soins psychiques et le monde de l’emploi et reconnu internationalement pour ses succès en termes d’insertion (1). Cet article illustre à l’aide d’une vignette clinique la plus-value d’un tel dispositif.
Marylène Dutoit Danièle Spagnoli Christine Besse
Marylène Dutoit1, Danièle Spagnoli2, Christine Besse3
Troubles psychiques et emploi
E n Suisse comme ailleurs les troubles mentaux sévères et modérés5 ont un impact considérable sur le plan de la formation (décrochages scolaires, formations multiples non abouties, etc.) ou sur le plan de l’emploi (arrêts maladies, perte de productivité, chômage itératif, etc.). Les troubles psychiques seraient responsables de 10 à 18 pour cent des congés maladie (2) et les coûts associés aux troubles psychiques en entreprise représentent 3.2 pour cent du PIB suisse. Le nombre de personnes qui bénéficient d’une rente invalidité pour des raisons psychiques a augmenté de 6,5 pour cent par an depuis 1999 et représentent 46 pour cent des rentes en 2015 (3). Statistiques de l’AI 2015, tableaux détaillés, statistiques de la sécurité sociale, OFAS. Les personnes qui souffrent de troubles mentaux sont plus souvent désinsérées professionnellement (4). Pourtant, il est reconnu qu’un emploi satisfaisant contribue au rétablissement psychique (5) et 70 à 90pour cent des personnes souffrant de troubles mentaux sévères souhaitent retravailler (6, 7). Mais les employeurs hésitent souvent à embaucher des personnes atteintes de troubles psychiques (8), en raison de la stigmatisation mar-
1 Ergothérapeute, responsable de la formation IPS, RESSORT
2 Psychologue, coordinatrice cantonale de RESSORT 3 Psychiatre, cheffe de clinique, responsable médicale
de RESSORT 4 Centre Hospitalier Universitaire Vaudois 5 On entend ici par troubles mentaux sévères, les mala-
dies comme les troubles de l’humeur (dépression sévère, troubles bipolaires) et les psychoses (schizophrénies, troubles schizotypiques). On parle de troubles modérés dans le cas de troubles de la personnalité divers. 6 Organisation de Coopération et de Développement Économique.
quant ces troubles et du manque d’outils pour y faire face dans les entreprises (9). L’OCDE6 (10) s’est penchée sur la question des troubles mentaux et du marché de l’emploi dans 9 pays et a recommandé une approche intégrée pour améliorer la collaboration entre les services de l’emploi et les services de santé mentale: elle consiste par exemple à intégrer des programmes de soutien à l’emploi dans les traitements psychiatriques et à fournir aux employeurs des outils (conseils, formations, etc.) permettant de mieux gérer les difficultés rencontrées en présence d’une maladie psychique.
Le modèle IPS, philosophie et principes Le modèle IPS tire ses principes de la philosophie du rétablissement (Recovery): l’emploi joue un rôle fondamental dans le processus de rétablissement par le fait de retrouver un contrôle sur sa vie (empowerment) et une identité citoyenne, des contacts sociaux, une reconnaissance, une amélioration de l’estime personnelle par le développement d’un sentiment d’efficacité (11, 12). IPS s’adresse à toute personne qui a envie de travailler dans le premier marché de l’emploi et dont le projet est entravé par des troubles psychiques (13). Le candidat est soutenu aussi longtemps que nécessaire (l’objectif est l’autonomie en emploi) par un spécialiste en emploi ou job coach. Certaines compétences du spécialiste en emploi, comme l’attitude d’espoir, la confiance dans la faisabilité du projet ainsi que la qualité des liens qu’il entretient avec les employeurs et collègues du client constituent les clés de la réussite du modèle (14, 15). La cible professionnelle est identifiée avec le spécialiste en emploi en fonction des souhaits du client, de ses besoins et de ses limitations, puis est validé par le réseau de soin, qui est impliqué tout au long du processus. Sont également discutés le type de soutien dont le client a besoin, un protocole pour réagir en cas de difficultés psychiques et la divulgation ou non de ces difficultés à un employeur. Les recherches d’emploi commencent en principe au plus tard un mois après l’entrée dans le programme et les démarches sont ef-
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fectuées en partenariat par le client et le spécialiste en emploi. Celui-ci a pour rôle de conseiller et d’informer le client sur les bénéfices et conséquences financières d’un retour à l’emploi, mais aussi d’œuvrer au développement de liens systématiques avec le marché de l’emploi.
Concrètement, comment ça se passe? La cliente et son projet Mme A., 37 ans, a fait une demande de soutien à l’emploi en collaboration avec son médecin psychiatre. Après plusieurs formations universitaires avortées en raison de ses difficultés psychiques et une période de petits jobs (conseil clientèle sur des stands, distribution de flyers, promenades de chien, etc.), elle dépend de l’aide sociale depuis de nombreuses années. Ses difficultés entravant un retour à l’emploi sont d’importantes fluctuations d’humeur, une perte de motivation, une impossibilité à initier des démarches concrètes, une tendance à l’autocritique, une difficulté à trouver un projet avec du sens, un isolement social important et une difficulté à demander de l’aide. Des difficultés relationnelles lors de ses petits jobs ont engendré une perte de confiance en elle, une peur de l’échec et beaucoup d’anxiété liée à la sphère professionnelle. L’évaluation initiale brève met en lumière une passion pour la natation et de bonnes compétences d’observation : le métier de garde-bains est identifié comme une piste possible et un plan d’action est établi pour tester cette possibilité. Nous convenons de présenter Madame aux employeurs comme une personne introvertie, ayant perdu confiance en elle, doutant de ses compétences et nécessitant une période d’adaptation à la nouveauté et au stress.
Encadrement et travail de réseau Un stage de 3 mois est trouvé et des objectifs fixés avec la cliente et l’employeur, préalablement informé de la situation et rassuré sur l’absence de risque pour ses collaborateurs et sa structure. Le stage se passe bien, les objectifs sont atteints, la seule difficulté observée est un manque d’initiative, qui s’améliore au fil du temps. La cliente et le conseiller en emploi se voient régulièrement et rencontrent l’employeur mensuellement. Après 1 mois, quelques difficultés à s’intégrer dans l’équipe et un sentiment d’ennui font envisager à la cliente l’interruption de son stage, mais après une rencontre de réseau (cliente, psychiatre et spécialiste en emploi) où d’autres possibilités sont discutées (une redirection du projet vers d’autres domaines ou une nouvelle forma-
Points importants:
G Les thématiques de l’emploi et de l’insertion professionnelle devraient faire partie intégrante des traitements psychiatriques.
G Pour être efficaces, les interventions de soutien à l’emploi nécessitent une collaboration étroite entre les différents protagonistes du réseau et doivent être adaptées aux besoins et projets de la personne.
G Ces interventions, de type intégratives, font écho aux propositions de l’OCDE pour limiter l’impact des troubles psychiques dans le monde du travail.
tion par exemple). Devant les possibilités du marché de l’emploi présentées par le spécialiste en emploi et l’argumentation du médecin sur l’adéquation du projet face à ses difficultés, la cliente décide de poursuivre son stage. Le médecin tient compte de la tendance de sa cliente à se disperser et à perdre sa motivation lorsqu’elle est anxieuse et introduit des techniques de gestion du stress et un travail sur les compétences sociales (en cabinet, puis en groupe). La cliente met cette expérience à profit : elle mesure mieux sa capacité d’adaptation, ressent ses limites, identifie certaines de ses valeurs qui ne sont pas partagées avec d’autres employés et les tensions que cela génère, les aspects sur lesquels elle doit s’améliorer sur le plan pratique et relationnel, etc. L’employeur met en place un programme de formation qui permet à la cliente d’acquérir suffisamment de connaissances pour débuter un emploi. Le spécialiste en emploi se coordonne avec le Centre Social Régional pour que le Brevet de natation lui soit financé par cette structure.
Maintien en emploi Après des activités de démarchage et un entrainement intensif aux entretiens d’embauche (entretiens fictifs, filmés, constitution d’un canevas pour se présenter, etc.), Mme A. trouve un emploi de garde-bains à 60 pour cent. L’accompagnement se poursuit pour aider Mme A. à bien communiquer avec ses collègues, à identifier les possibles tensions relationnelles et à gérer la relation avec un collègue désagréable, ces aspects étant également travaillés en thérapie avec le psychiatre. Actuellement elle est toujours en emploi et témoigne de sa réussite aux nouveaux participants de RESSORT, à qui elle contribue à insuffler de l’espoir.
Conclusion
Plusieurs études ont démontré que le soutien à l’emploi
de type IPS peut s’adapter au contexte suisse (16, 17),
qui favorise la formation et des stages préalables aux
engagements. Par delà les chiffres d’efficacité parfois
équivoques, cet exemple illustre les raison et la plus-
value d’un tel dispositif : il permet de construire un pro-
jet professionnel adapté aux envies et ressources de la
personne, mais prenant en compte la réalité du marché
de l’emploi ; son travail de réseau permet d’enrichir
l’espace thérapeutique par des éléments de la réalité
professionnelle et de proposer des ajustements afin que
le projet thérapeutique soit au service de la réinsertion
professionnelle de la personne, si tel est son désir. Pour
être pleinement efficace toutefois, le dispositif nécessite
la collaboration active du réseau de soin au suivi de sou-
tien à l’emploi et au projet professionnel, une relation
de confiance au sein du réseau, la motivation de la per-
sonne et son engagement dans le projet.
G
Adresse de correspondance :
Danièle Spagnoli
Place Chauderon 18
1003 Lausanne
e-mail: Daniele.Spagnoli@chuv.ch
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
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