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FMP-Journal
FOEDERATIO MEDICORUM PRACTICORUM q FOEDERATIO MEDICARUM PRACTICARUM
A tout prix
GUY EVÉQUOZ
Les pharmaciens nous écrivent des lettres
aussi longues et solennelles que la Déclara-
tion d’Indépendance pour nous dire qu’ils ont
osé donner un générique. Les bagnoles sont
toutes les mêmes, plus clinquantes les unes
que les autres, mais elles ne volent toujours
pas. Il y a très longtemps qu’on n’a plus posé
le pied sur la lune.
Quelle époque ! – Vous y comprenez quelque chose à notre époque ? – Eh ! bien … – D’un côté tout semble très clair et d’un autre tout est obscur. – Ah ! oui ? – C’est vrai qu’aucune époque n’est vraiment ce qu’elle croit
être … – Et vice-versa ! – … ni ce qu’elle espère, ni ce qu’elle désire. – « Science sans conscience… » – «... n’est que ruine de l’âme. » (Rabelais) – Quand je pense qu’à notre époque, on photographie des
morceaux de viande. – Tiens ! – Pour les prospectus des supermarchés. Imaginez un archéo-
logue du futur qui tombe sur des photos de bidoche … – Et alors ? – Oui bon, et alors ! tout dépendra du contexte. – Mais ça peut être beau un steak, c’est une nature morte
comme une autre. – C’est vrai : Mais quand même. Le studio, l’éclairage,
la pellicule, les appareils sophistiqués avec un bifteck au milieu …
– C’est l’artiste qui se met l’eau à la bouche. – Si j’étais boucher, j’exigerais un photographe végétarien. – On s’égare … – La discussion n’avance pas. – Car on n’ose pas prononcer le mot fatidique. – Le Progrès.
Quel Progrès ! – Dans trente ou quarante ans, nous dirons peut-être :
« Ah ! Ma pauvre dame, il n’y a plus de Progrès. » – Mais c’est vrai ça. Il n’y a plus de Progrès ! – Quand même ! Je disais ça pour plaisanter. – Non, sans blagues ; ça avance de tous les côtés, mais le vrai
bond en avant est terminé. – Comment ça ? – On est passé, en une ou deux générations, de la charrue tirée
par des bœufs à la conquête de la lune. Et, depuis lors, on fait du sur place. – Pas d’accord. Ce n’est pas l’impression générale. – Non, ce n’est pas l’impression générale que l’on veut donner, mais c’est, au fond, le sentiment général. – Pourquoi ? – Nous sommes partout très en retard sur ce qu’on attendait de nous. – Mais ce n’est pas de notre faute ! – Non, mais ça nous rend tout bizarres. – Comme l’intensité d’un rayonnement dans le vide, peut être que le Progrès diminue avec le carré de la distance parcourue ? – Plus le Progrès avance, plus il se multiplie et moins on le sent. – C’est comme s’il n’y en avait plus. – Ainsi tout s’explique, le clair comme l’obscur.
Clair obscur ! – Le clair ? – C’est le progrès qui continue toujours sur sa lancée. – Et l’obscur ? – Le sentiment de ne plus progresser. – Pourquoi obscur ? – A cause de la culpabilité. – Holà !
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FOEDERATIO MEDICORUM PRACTICORUM q FOEDERATIO MEDICARUM PRACTICARUM
A tout prix
– Mais, oui. Qui étaient ceux qui nous voyaient beaucoup plus loin que nous sommes ?
– Nos parents. – Cqfd. – La psychanalyse, n’est-ce pas un peu dépassé ? – Mais non, c’est bientôt l’avant-garde. On a déjà le retour de
l’hystérie. On est en plein dans la vague de l’hypnose. Demain donc, à coup sûr, le grand renouveau de la psychanalyse. – On tourne en rond, alors ? – Onde, oscillation, spirale… Difficile à dire car nous sommes à l’intérieur du mouvement, nous sommes ce mouvement. – Ouais. – En tout cas merci de m’avoir montré ce que nous sommes en train de faire à notre époque ! – Moi ? – Oui, nous luttons contre la culpabilité …
Sigmund, quand tu nous tiens ! – Quelle époque ne l’a pas fait ? – Nous luttons contre la culpabilité de n’avoir pas fait de
Progrès … – A tout prix !... – Eh ! oui ! vous connaissez, bien sûr, l’histoire de Freud sur la
cruche et les deux voisins. – Bien sûr ! – Mais je vous la raconte quand même. Un homme reproche à
son voisin de lui rendre une cruche ébréchée. Celui-ci lui répond : « D’abord, je vous ai rendu une cruche en parfait état. Ensuite elle était déjà ébréchée quand vous me l’avez prêtée. Et enfin, je ne vous ai jamais emprunté de cruche. » – Quel rapport avec le cas qui nous intéresse ? – D’une part nous justifions à qui mieux mieux que nous avons beaucoup progressé. – Par exemple les 44 titres fédéraux … – Bravo ! Ensuite nous affirmons que nous n’avons pas assez progressé, mais que nous allons le faire. – Par exemple les certificats, la formation continue, les contrôles de qualité avec reformation, recertification, etc., etc.
– Excellent ! Et enfin nous démontrons que le Progrès est très dangereux.
– Tchernobyl. La radioprotection. L’écologisme. – Le drame c’est que la culpabilité dont on se défend est déjà à
l’intérieur des murs …
Quelles vapeurs ! – Mais quelle époque ne l’a pas fait ? Vous préférez, par
exemple, la Terreur ? – Non bien sûr, mais cela ne nous empêche pas d’être lucide sur
notre époque. – Le peut-on vraiment ? – Il faudrait une espèce d’état second. – L’ivresse. Le Progrès est-il une toxicomanie ? – Mais oui ! Si vous commencez à prendre une substance à
effet brutal, vous devez augmenter régulièrement les doses pour mieux la supporter. – Comme l’alcool, la cigarette … – Juste ! Or qu’en est-il du Progrès, selon notre loi du rayonnement ? – Il devient de plus en plus dilué. – Donc on ne s’habituera jamais au Progrès, on n’en aura jamais assez. – Jamais.
Et la FMP continue !
– Bon ! Bon ! Mais quel rapport tout cela a-t-il avec la FMP ?
– Relisez donc mes articles, vous comprendrez.
– C’est un peu long et répétitif, non ?
– Bon, alors je vous ferai un résumé en images une prochaine
fois. Et puis j’arrêterai d’écrire toujours le même article.
– On n’arrête pas le Progrès.
– Et si l’on arrêtait pour de bon ? Quelle révolution. Quel
progrès !
– Et du coup, on pourrait dire dans trente ou quarante ans :
Ah ! Ma bonne dame, il n’y a plus de Progrès !
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Guy Evéquoz
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